Le peintre Pierre Soulages, maître du noir, est mort à 102 ans

Le peintre français le plus reconnu dans le monde s’est éteint à 102 ans. Il a travaillé jusqu’au bout. Dans la lumière du noir.

Pierre Soulages, ici en 2019, est décédé à l'âge de 102 ans. AFP/Joël Saget
Pierre Soulages, ici en 2019, est décédé à l'âge de 102 ans. AFP/Joël Saget

    Les seigneurs meurent aussi. Pierre Soulages ressemblait à un homme de la Renaissance. Un condottiere, un prince s’est éteint mercredi à 102 ans. Son fameux noir, c’est le fond des toiles milanaises de Leonard de Vinci et des tableaux de guerre de Piero della Francesca. Mais la grande affaire de Soulages, ce n’était ni les femmes (sauf la sienne, Colette, également centenaire mais plus jeune d’un an et demi, il tenait à cette précision) ni la guerre. Le noir, rien que le noir, toutes les nuances du noir et bien plus que cinquante.

    Il avait même fini par inventer en 1979 sa propre couleur, brevetée, l’Outrenoir. « J’étais au-delà du noir, dans un autre champ mental », disait-il. Ce natif des hauts plateaux de l’Aveyron, autour de Rodez, ne voyait évidemment pas le noir comme la couleur du deuil. Le peindre, c’est le faire vibrer jusqu’à l’incandescence dans le blanc de la toile. « Le pot avec lequel je peins est noir. Mais c’est la lumière, diffusée par reflets, qui importe », ajoutait-il.

    Exposé au Louvre de son vivant

    L'œuvre de Pierre Soulages a été exposée au Louvre de décembre 2019 à mars 2020 (ici« Peinture 324X362 », 1985).
    L'œuvre de Pierre Soulages a été exposée au Louvre de décembre 2019 à mars 2020 (ici« Peinture 324X362 », 1985). AFP/François Guillot

    On pouvait manquer son rendez-vous avec la peinture de Soulages une ou deux fois, mais pas trois. Il suffit de se rendre au musée qui lui est dédié à Rodez, ou dans les salles du musée Fabre de Montpellier qui lui sont exclusivement consacrées, pour ressentir cet éblouissement. D’abord, comme Picasso, seul peintre vivant (avec également Chagall) à avoir été exposé à sa démesure comme lui au Louvre, il a eu sa période bleue. Un bleu qui mène au noir comme l’azur à la nuit.

    Une révélation spirituelle : Soulages a découvert sa vocation enfant dans l’abbaye de Conques, lors d’une sortie scolaire. Il en réalisera les nouveaux vitraux en 1994. Le plus grand peintre français de sa génération, dont une toile s’est arrachée aux enchères records de 20,2 millions de dollars il y a un an à New York, a généré beaucoup de jalousie dans sa génération. Face au triomphe de l’école de New York et de l’expressionnisme abstrait américain de Rothko à De Kooning dans les années 1950, il est le seul Français à avoir joué d’égal à égal avec eux, y compris sur le marché de l’art.



    L’artiste qui vivait à Sète (Hérault), face à la Méditerranée avait conscience de sa grandeur mais la malice d’un jeune homme. En 2014, pour l’inauguration de son musée à Rodez, il avait fendu une marée de journalistes et n’avait pas quitté ses lunettes… noires pendant la conférence de presse. En 2019, pour l’exposition de son centenaire au Louvre, il nous avait reçus chez lui. Et plaisantait sur son âge comme pour le tenir à distance. L’une de ses proches, dans la famille, était bien morte à 107 ans.

    Il était tombé, quand même, le matin de notre rendez-vous. Colette, sa femme depuis 1942, peintre elle aussi, s’en inquiétait. Soulages soulagé de quitter enfin ce corps douloureux ? Non, il n’était pas un homme de jeu de mots, mais de couleurs. Son noir, comme la mer, n’avait jamais la même couleur ni la même lumière d’un tableau à l’autre. Il ne portait jamais d’autre ton, même dans sa garde garde-robe. Pour la photo, sa chaise aussi devait être noire. Ce jour-là, il insiste. Peu importe sa fatigue, le cliché sera parfait ou ne sera pas. Il nous la montre, à l’autre bout du salon. Au photographe de l’apporter. Pierre Soulages tient à faire l’effort. Le noir, décidément, le tient debout.

    Un regard d’une intensité qui vous happe

    Sète, le 27 novembre 2019. Pierre Soulages et son épouse, Colette.
    Sète, le 27 novembre 2019. Pierre Soulages et son épouse, Colette. LP/Frédéric Dugit

    Ce 27 novembre 2019, à Sète, dans la maison dont il a dessiné les plans en 1959, on s’avance vers le grand homme (1,90 m) après des mois d’attente pour obtenir l’interview. Un monument, dont une centaine de musées dans le monde, des États-Unis à l’Australie, de la Norvège au Japon, de l’Écosse à la Russie, possède au moins une œuvre.

    Colette et Pierre, qui vivaient en fusion et n’ont pas eu d’enfant, se sont mariés en noir, à minuit. Ce mercredi-là, un mois avant son centième anniversaire, il arrive enfin. Et la lumière fut… Son regard, d’une intensité qui vous happe, d’une intelligence à ne laisser aucun répit, vous fait oublier toutes vos questions. De toute façon, il a des choses à dire tout de suite. L’amour était une bonne porte d’entrée, car il l’emploie plusieurs fois dans la conversation. Et d’abord pour expliquer le secret de leur longévité : « C’est d’aimer la vie ! » Et, ajoute-t-il, « d’en faire quelque chose de moins bête que ce que l’on en fait souvent, malheureusement ».

    Ce qu’il entend par là, c’est le refus de la route tracée par d’autres. Celle d’un orphelin d’une famille modeste de Rodez, d’origine rurale, qui perd son père, fabricant de carrioles, à six ans. Et qui ne découvrira son premier musée de peinture qu’après l’adolescence, à Montpellier et à Paris.

    Lui dessine depuis toujours. Le peintre du noir revient sur une anecdote mille fois narrée, mais qui l’émerveille toujours autant. « Petit, j’étais en train de plonger mon pinceau dans l’encrier. On me demande ce que je fais. J’ai répondu : De la neige. Avec du noir ! Comme j’étais un enfant timide, ce n’était pas de la provocation. J’ai sûrement voulu rendre le papier plus blanc en me servant du contraste du noir. »

    Pour un abstrait, Soulages est très concret. Les paysages des hauts plateaux de son enfance l’enflamment : « C’est l’engagement de départ. J’aime les grands plateaux solitaires, les grandes étendues avec de grands ciels, les Causses, l’Aubrac où je passais mes vacances. » Les très grands formats de ses tableaux, qui l’obligent à coucher les toiles au sol pour les travailler, y font écho.

    « Cette autre lumière qui vient du tableau lui-même »

    Sète, le 27 novembre 2019. Pierre Soulages devant un de ses tableaux. L’Outrenoir, sa propre couleur brevetée, une technique basée sur la lumière.
    Sète, le 27 novembre 2019. Pierre Soulages devant un de ses tableaux. L’Outrenoir, sa propre couleur brevetée, une technique basée sur la lumière. LP/Frédéric Dugit

    Lui qui avait des amis physiciens de renommée internationale se passionne forcément pour les trous noirs. Et la préhistoire. Il se sentait intimement connecté à ces premiers artistes de l’Histoire. « Pierre » comme les menhirs qui l’inspirent et auquel il ressemble. « Soulages » dont l’étymologie signifie « Soleil puissant ». Comme l’Outrenoir, sa technique basée sur la lumière, qui l’installe comme un grand novateur. La toile est d’abord entièrement recouverte d’un noir acrylique. Puis Soulages arrive avec ses lames, ses brosses, sculpte la toile, la strie et découvre que son noir change de couleur, selon l’éclairage naturel. Et spirituel. « Cette autre lumière qui vient du tableau lui-même, qui est multiple, presque infinie, touche quelquefois des couches profondes de ce qui nous habite sans que nous le sachions. C’est ce que j’appelle aimer, d’ailleurs. »

    Cette fin d’après-midi, il se déplace avec difficulté. Il ne s’en inquiète pas, trop à faire avec ses peintures. Comme il l’a confié au Midi Libre, il peignait encore ce printemps 2022, plus tous les jours, regrettait-il. « Je préfère la vie, moi », souriait-il.