Quand Sam Szafran nous ouvrait son atelier

Quand Sam Szafran nous ouvrait son atelier
Dans l'atelier de Sam Sazfran, « Hommage à Jean Clair pour son exposition Cosmos », 2012, aquarelle, 250 x 300 cm ©Manolo Mylonas

Le peintre Sam Szafran est décédé le 14 septembre à l'âge de 84 ans, laissant derrière lui une oeuvre émouvante et mystérieuse, d'une rare intensité. Redécouvrez notre visite d'atelier réalisée en 2013 à l'occasion de la rétrospective organisée par la Fondation Pierre Gianadda, en Suisse.

On éprouve une sensation d’étouffement en pénétrant dans l’atelier de Malakoff, une ancienne fonderie, où il est installé depuis 1974. Même impression qu’en regardant ses pastels, mais en plus désordonné, moins coloré. Les grands philodendrons sont moins verts et moins luisants que dans ses aquarelles. L’accumulation de recoins, l’empilement de papiers recouvrant les tables, les strates de livres, de calques grisâtres pendus aux murs, de bâtons de pastel qui traînent comme des mégots, le nombre de chevalets à contourner, bref l’énorme fouillis que l’on retrouve dans son oeuvre mais disposé différemment, offre à Malakoff une confusion qui n’est pas, ici, transfigurée. Dans ses tableaux et ses dessins, ce sont bien les mêmes sujets choisis dans ce même atelier, mais structurés selon un autre ordre et rendus fascinants par l’artiste. Dans la réalité de l’atelier, certains objets insolites émergent parfois : un squelette de crâne d’éléphant, un très curieux poêle en terre érigé tel un totem, une sculpture africaine, des chouettes empaillées, une vieille presse à gravure sur laquelle Szafran fait des monotypes, et toujours ces gammes de pastels qui s’étalent comme dans un magasin…

Les années noires

Sam Szafran revient de loin. Né en 1934 deparents juifs émigrés polonais, son enfance rime avec douleur et misère. Sa famille est exterminée dans les camps nazis, sauf sa mère ; lui réchappe par miracle du Vél’ d’Hiv. Après un détour de quelques années en Australie, il revient à Paris en 1951. Avec son humour habituel, il disait de ces années dramatiques : « La guerre m’a sauvé. Je me suis ainsi émancipé très jeune. Sinon, j’aurais été tailleur ! ». Commencent alors des années très dures, depuis les mauvais traitements infligés par le peu de famille qui lui reste jusqu’aux phobies, aux errances dans la ville qui ressemblent à des fuites. Adolescent, il se marginalise de plus en plus, révolté, puis s’évade dans l’alcool tout en cherchant désespérément à se faire des amis. Asocial et sauvage, il est heureusement d’une curiosité dévorante, il veut tout apprendre, tout connaître. Il nettoie des cadavres dans une morgue, dératise certains lieux, dort dehors mais apprend aussi à dessiner aux cours du soir, il croise des artistes, décide de devenir peintre. Il vit dans les bistrots car ils sont chauffés, de Saint-Germain-des-Prés à Montparnasse. Il fréquente les lieux du jazz où Chet Baker l’initie à la cocaïne et à l’héroïne ; il y fait son apprentissage en y croisant une foule de personnages, dont des grands noms du monde de l’art. Son amitié la plus forte sera celle avec Alberto Giacometti, qu’il vénère encore. Il est intéressant de constater que si Giacometti cherchait à retrouver la nudité essentielle, le « moins », Szafran cherchera à se noyer dans le « plus », le trop plein. Il tisse aussi des liens très forts avec le photographe Cartier-Bresson,rencontre improbable entre un petit juif polak et la quintessence de la grande bourgeoisie française. Les amis seront toujours très importants pour Szafran, ils seront sa fenêtre sur le monde. Le petit gamin fouineur va ainsi aider Yves Klein à faire son fameux « bleu Klein », se lier d’une grande amitié avec le peintre canadien Jean-Paul Riopelle, devenir un proche du sculpteur écossais Raymond Mason. Aidé par ses aînés, il pourra enfin exposer et attendre le succès qui va mettre une vie à venir ! Son école aura été la rue. Sa force, d’être autodidacte, de n’avoir à suivre aucun diktat académique, de rester ouvert à tout, de ne dépendre d’aucun mouvement artistique, d’être libre comme le vent. Mais au prix d’une misère noire. Lilette, une jeune femme suisse qui fait de la tapisserie et sera diplômée d’Aubusson, débarque alors dans sa vie, tel un ange. Tout va se mettre en place peu à peu. Heureusement, il a déjà appris à se battre et lorsqu’ils s’installeront à Malakoff dans cet atelier-refuge, il va savoir mener bataille. Et tenir le coup.

Un cocon piranésien

Après une brève période de peinture abstraite, il utilise ses éblouissants talents de dessinateur dans des aquarelles. Il abandonne l’huile pour le papier. Il y dépeint la banalité de ce qui l’entoure, de ce qu’il accumule autour de lui, dans la protection du nid que chaque atelier lui procurera, un cocon pour le travail, une oasis loin du monde réel, un atelier-habitacle qui deviendra sa planche de salut. Il fabrique l’architecture de son espace, son habitat, avec des plantes et du bois, selon les lois bien particulières d’une perspective personnelle, tournoyante, circulaire, chaotique, vertigineuse. Son travail devient troublant car il saisit avec minutie et réalisme la pauvreté des objets qui l’entourent ou l’obsèdent : les lames élimées d’un escalier en colimaçon, les verrières ou les machines d’une imprimerie, les feuilles découpées très « matissiennes» de philodendrons dont il peint des forêts à la manière des miniatures médiévales, les chevalets, les tables, tout ce qui fait un atelier normal et qui, sous son regard, devient un univers mystérieux, comme une toile d’araignée organisée selon une logique inquiétante, toutes choses humbles et très reconnaissables, qu’il transfigure et sublime en une féerie étrange, foisonnante, à l’angoisse sous-jacente. L’escalier qu’il propose devient un trou, un conduit qui ne va ni n’arrive nulle part et se ramifie en éventail ; les philodendrons se transforment en une jungle dévorante où l’on distingue parfois la silhouette de Lilette ou une jarre ; l’imprimerie se change en un monde souterrain écrasé par une verrière nervurée comme les nervures des feuilles ou des marches de l’escalier. Chaque chose semble contenir les autres choses, tout est déjà dans tout. Et dans ces espaces confinés, clos sur eux-mêmestelles des prisons piranésiennes, la nature filtre de partout. La vie du végétal est là, cachée, dans la chlorophylle des feuilles ou le friselis des ramures serpentines, mais elle est aussi dans le bois usé des degrés d’escaliers, dans les lattes de parquet bien alignées, jusque dans les fibres du papier, surtout depuis qu’il utilise un papier de soie chinois fabriqué à base de bambou concassé puis tissé. La vie est tout autant dans le mouillé de l’aquarelle, dans la préparation du « fiel de boeuf », ce mélange d’un peu de gras dans l’eau, ou dans le minéral apparemment inerte du pastel. La vie est dans ces jeux et ces opérations du « mariage du sec et du mouillé ». Lorsqu’il affirme, malin et sincère à la fois, « je suis un petit artisan de Malakoff », il ne faut pas contredire ce créateur d’un univers kaléidoscopique,capable de faire éclater sa prison pardéformation et diffraction.

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