Klimt ou l’insatiable recherche de la beauté

Klimt ou l’insatiable recherche de la beauté
Gustav Klimt, Les vierges, 1913, huile sur toile, 190 x 200 cm, Galerie nationale de Prague © Wikimedia Commons

Plus de 100 ans après, quel héritage ont laissé les artistes de la Sécession Viennoise ? Parmi eux, Gustav Klimt, qu'un de ses amis qualifiait de « peintre visionnaire, philosophe et poète moderne », dont l'oeuvre, pourtant sulfureuse, fut défendue par l'État autrichien. Retour sur son oeuvre qui a révolutionné la peinture de la fin du XIXe siècle.

En septembre 1894, le conseil d’administration de l’université de Vienne passe commande auprès de deux peintres autrichiens pour la décoration du plafond de son Aula Magna ou hall d’honneur. L’affaire est sérieuse : l’architecte a prévu une vaste peinture centrale, quatre tableaux d’angle, dix pendentifs. Surtout, le fastueux bâtiment, construit dans le style de la Renaissance italienne, endosse un rôle hautement symbolique. Sa récente inauguration, en 1884, a en effet marqué le retour en grâce de l’université, dont les départements avaient été dispersés après qu’elle eût encouragé la révolution de 1848.

Bien évidemment, le programme iconographique retenu par le conseil souscrit au positivisme qui anime alors la classe libérale : les quatre vénérables facultés, théologie, philosophie, jurisprudence et médecine, promues au rang d’allégories, entourent l’exaltant Triomphe de la Lumière sur les Ténèbres. L’événement, donc, est d’importance. Dix ans plus tard, sa conclusion, au terme d’un parcours semé de scandales et de virulentes prises de position antagonistes, fait figure de véritable tremblement de terre sur la scène artistique viennoise. La guerre de l’avant-garde, qui agitait le reste de l’Europe, a surgi tardivement sur les rives du Danube. Et par le bras d’un homme nommé Gustav Klimt.

Au service de la culture bourgeoise

Il est l’un des deux artistes choisis par le jury et engagé par le ministre de l’Instruction. Avec sérénité : fils d’un modeste orfèvre, Klimt, né en 1862, a réussi de brillantes études à l’école des Arts et Métiers de Vienne qui lui a dispensé un enseignement classique traditionnel. Il est un élève doué, très bien noté, pour lequel l’immense chantier de l’aménagement du Ring, voie triomphale qui célèbre l’ascension de la bourgeoisie, s’avère une bénédiction. La peinture d’histoire édifiante, les allégories volant au secours de la morale sont en vogue auprès de ces nouveaux possédants qui recherchent leurs racines. Leur chantre est Hans Mackart, professeur adulé de Klimt qui endosse bientôt le métier de « décorateur en architecture ».

Gustav Klimt, Le Baiser, 1908-1909, huile et feuille d'or sur toile, 180 x 180 cm, Palais du Belvédère, Vienne.

Gustav Klimt, Le Baiser, 1908-1909, huile et feuille d’or sur toile, 180 x 180 cm, Palais du Belvédère, Vienne. © Wikimedia Commons

Très vite, il fonde avec son frère Ernst et un autre étudiant, Franz Matsch (son futur acolyte de l’Aula Magna), une société, la Künstlercompagnie, qui voit affluer les commandes de décoration d’espaces privés ou publics. En 1888, on leur confie les plafonds du nouveau Burgtheater et, en 189o, l’exécution de quarante panneaux décorant l’entrée du prestigieux Kunsthistorischesmuseum. Onze d’entre eux sont réalisés par Gustav Klimt. La Künstlercompagnie croule sous les récompenses décernées par l’État. On le voit, le modèle français n’a pas ici sa place : il est impossible de voir dans le futur et incontesté chef de l’avant-garde autrichienne, un refusé. Et, en un certain sens, quoique souvent menacée par l’opprobre d’un puritanisme hypocrite, cette position perdurera toute sa vie. Ainsi, en 1908, les collections publiques font l’acquisition du Baiser pour vingt-cinq mille couronnes.

Gustav Klimt, Portrait d'une dame, 1916-1917, huile sur toile, 55 x 65 cm ©Musée d'Art moderne Ricci Oddi de Plaisance

Gustav Klimt, Portrait d’une dame, 1916-1917, huile sur toile, 55 x 65 cm ©Musée d’Art moderne Ricci Oddi de Plaisance

Premier scandale

Mais pour l’heure, les représentations de La Philosophie, La Médecine et La Jurisprudence sont échues à Klimt. Il y travaille longtemps. Enfin, en mars 19oo, il se décide à montrer une Philosophie inachevée aux trente-quatre mille visiteurs de la septième exposition de la Sécession. Le tollé est immédiat. Une pétition est lancée par les professeurs pour empêcher l’installation de la peinture. Quel est donc l’objet de ce courroux ? Klimt, jusque-là, flirtait plutôt avec le préraphaélisme et l’on attendait une narration tranquille des progrès de l’esprit et des idées sublimes. Et voilà que surgit une colonne de corps enchevêtrés, tordus, tournoyant dans un univers constellé de poussières colorées, des corps d’enfants, d’amants et de vieillards enlacés. Ils symbolisent, selon l’artiste, « la naissance, la fertilité, l’évanescence », mais on ne comprend que trop bien qu’ils sont destinés à l’anéantissement, soumis au joug de forces qui les dépassent. La déchéance des corps, l’irrépressible sexualité, la mort, ont balayé comme des fétus de paille les conventions picturales. Le scandale est immense et encore ravivé l’année suivante par l’exposition de La Médecine, qui fait la part belle à l’image dévastatrice de la mort, soulignant, au grand dam des médecins, la fragilité de l’existence humaine.

Photographie de La Philosophie, Gustav Klimt, 1900 © Wikimedia Commons

Photographie de La Philosophie, Gustav Klimt, 1900 © Wikimedia Commons

Un soutien étatique paradoxal ?

Les protestations se multiplient, mais les amis de Klimt y voient le signal d’une ère nouvelle. Étrangement, le ministère ne « lâche » pas son artiste — un signe de la schizophrénie autrichienne que dénonçait alors Hermann Broch ? — et décide de faire entrer les tableaux dans les collections permanentes d’art moderne de l’État. Mais, craignant l’image que ces œuvres donneraient de l’Autriche à l’étranger, refuse de les prêter pour une Exposition universelle. Pour la première fois, Klimt s’emporte et, en 1905, il rachète ses tableaux. Un dernier et tragique coup du sort les attend : après avoir appartenu à August Lederer et Koloman Moser, ils sont « aryanisés » en 1938 et disparaissent dans l’incendie du château d’ Immendorf en 1945. Klimt avait pourtant montré des signes d’impatience vis-à-vis de la tradition. En 1899, son Nuda Veritas citait Schiller : « Si l’on ne peut par ses actions et son art plaire à tous, il faut choisir de plaire au petit nombre. Plaire à beaucoup est mauvais ». Surtout, en 1897, il avait fondé avec d’autres jeunes artistes le mouvement de la Sécession.

Nuda Veritas, 1899, Gustav Klimt, Österreichisches Theatermuseum, Vienne © Wikimedia Commons

Nuda Veritas, 1899, Gustav Klimt, Österreichisches Theatermuseum, Vienne © Wikimedia Commons

La Sécession bouleverse Vienne

Qu’est-ce que la Sécession ? Ni École, ni mouvement révolutionnaire, l’Association autrichienne des arts plastiques (son surnom de Sécession ne lui viendra que plus tard en référence à la Sécession de Munich) a été créée après la rupture d’une dizaine de membres d’avec l’officielle Künstlerhaus, accusée d’étroitesse de vue. La Sécession s’était fixé comme objectif majeur d’organiser des expositions sur des critères purement artistiques sans se soucier du marché, de relier la vie artistique viennoise aux derniers développements à l’étranger, et de publier une revue. Celle-ci, baptisée « Ver Sacrum » ( Printemps sacré), parut de 1898 à 1903, parfois illustrée par Klimt. Et, en vérité, c’est bien le printemps des arts qui jaillit à Vienne. Klimt, nommé président de la Sécession, dessine sa première affiche en mars 1898 un Thésée nu tuant le Minotaure. Les expositions se multiplient, attirant d’incroyables foules de visiteurs, dont l’empereur lui-même, plutôt séduit par l’anti-conformisme et la qualité des œuvres.

La Vie et la Mort, 1908-1911, reprise en 1915, huile sur toile, 178 x 198 cm, Collection R. Léopold, Vienne © Wikimedia Commons

La Vie et la Mort, 1908-1911, reprise en 1915, huile sur toile, 178 x 198 cm, Collection R. Léopold, Vienne © Wikimedia Commons

Le Palais, aboutissement architectural

Bien vite, on construit un bâtiment spécifique, sur les plans de Joseph-Maria Olbrich aidé de Klimt lui-même, sobre cube blanc surmonté d’une sphère formée d’un entrelacs de lauriers dorés, portant au fronton sa devise, «à chaque époque son art, à l’art sa liberté ». Rompant avec la prétention compliquée du Ring, l’édifice devient le temple de la Gesamtkunstwerke, l’oeuvre d’art totale. On atteint la métaphysique nietzschéenne, selon laquelle « l’existence du monde ne se justifie qu’en tant que phénomène esthétique ». Tout ce que Vienne compte d’architectes, décorateurs, peintres, éditeurs, critiques d’art et mécènes, assoiffés d’un air nouveau, adhère à ses projets. La Sécession permet la diffusion du Jugendstil mais surtout la création d’un véritable art autrichien — les objets produits par les Wiener Werkstätte en témoignent — comme l’appelle de ses vœux Hermann Bahr, écrivain et enthousiaste serviteur de la Sécession : « Vous devez créer ce qui n’a pas encore existé : vous devez nous donner un art autrichien ».

Le Palais de la Sécession à Vienne, construit en 1897 © Thomas Steiner

Le Palais de la Sécession à Vienne, construit en 1897 © Thomas Steiner

L’archétype d’un artiste autrichien ?

Gustav Klimt doit-il être considéré comme la personnification de cet « art autrichien » ? Hermann Bahr le pense lorsqu’il décrit le Schubert au piano peint en 1899 pour la villa Dumba comme le « plus beau tableau jamais peint par un Autrichien […] voilà ce que j’appellerais l’attitude viennoise face à la vie ». Il est néanmoins plus juste de penser que la Sécession et l’incident de l’Université ont créé les conditions du basculement définitif des conceptions de Klimt. Dès lors, il ne reçoit plus de commande publique et abandonne la peinture académique. Pourtant, ses aptitudes de peintre décorateur ne cessent de s’exercer. Dans la Fresque Beethoven, conçue en 1902 pour la quatorzième exposition de la Sécession en hommage à Beethoven, Gustav Klimt crée sa propre iconographie pour traduire la puissance émotionnelle de la musique. Il s’abandonne à ses ambitions philosophiques et à son inclination pour les cycles magistraux illustrant la condition humaine. Éros et Thanatos, déjà… On voit apparaître pour la première fois la figure du couple enlacé. Enfin, les motifs égyptiens ou assyriens, les volutes, les spires mycéniennes, l’or byzantin préfigurent ce mélange inquiet de symbolisme et d’abstraction qui sera la marque de Klimt.

Les forces du Mal et les trois Gorgones, détail de la Frise Beethoven, Gustav Klimt, 1902, galerie Osterreichiches, Vienne © Wikimedia Commons

Les forces du Mal et les trois Gorgones, détail de la Frise Beethoven, Gustav Klimt, 1902, galerie Osterreichiches, Vienne © Wikimedia Commons

Peindre le désir

Trois ans plus tard, l’extravagante commande du banquier Stoclet qui, en 1905, donne carte blanche à Josef Hoffmann pour lui construire à Bruxelles un palais « moderne », permet à Klimt de réaliser le chef-d’oeuvre de sa période néo-byzantine géométrique : une frise en mosaïque où il travaille par la matière (corail, métal, nacre) le reflet et la couleur. On y décèle les influences de Matisse, du Greco, de Van Gogh ou de la sculpture africaine. On frôle dangereusement l’abstraction et la violence de l’expressionnisme n’est pas étrangère à l’oeuvre. Pourtant, Klimt ne versera ni dans l’un ni dans l’autre. Ce peintre « fin de siècle » n’use que d’une seule arme pour remettre en question les fondements de la bonne société viennoise : la sensualité. Car ses aspirations profondes s’épanouissent désormais dans l’art du portrait, de préférence ceux des épouses ou filles des mécènes du mouvement, issus pour l’immense majorité de la grande bourgeoisie juive. Freud a publié en 1899 L’interprétation des rêves. Comme lui, Klimt (dont rien ne prouve qu’il a rencontré le psychanalyste) explore l’univers intérieur de la condition humaine.

Gustav Klimt, Danaé (détail), 1907-1908, huile sur toile, 77 x 83 cm, musée Leopold, Vienne

Gustav Klimt, Danaé (détail), 1907-1908, huile sur toile, 77 x 83 cm, musée Leopold, Vienne

Fasciné par le corps féminin

Adolf Loos, adepte de l’ascétisme décoratif, s’élèvera contre l’utilisation que fait l’artiste de l’ornement, devinant que dans la surcharge décorative s’exprime la surcharge érotique. Qu’il s’agisse du portrait d’Émilie Flöge (1902), de celui de Margaret Stonborough-Wittgenstein (1905) ou de celui, magistral, d’Adèle Bloch-Bauer (1907), Klimt place son modèle sous le joug du décor, qui en révèle long sur sa personnalité. Ce portraitiste lent, formé à la peinture académique et qui n’a jamais renoncé à la forme allégorique, dont il se sert à l’occasion pour servir ses fantasmes érotiques (Danaé, 1907-1908) est, en réalité, obsédé par la forme féminine. Et cet homme qui ne fut jamais un révolutionnaire dit avec une impudeur forte et tranquille l’angoisse, le désir sexuel, la recherche de la volupté qui habitent ses modèles et à travers elles, la société autrichienne tout entière. Sa Judith (1901) n’est guère l’héroïne éplorée du peuple d’Israël : elle porte le collier des esclaves et le sourire meurtrier de la femme fatale, sous les traits d’Adèle. Klimt n’a jamais écrit sur lui, sauf dans un commentaire succinct : « Je n’ai jamais exécuté mon autoportrait. Je me trouve moins intéressant comme sujet de peinture que les autres, et surtout les femmes. […] Quiconque veut me connaître du point de vue de l’art — seule chose intéressante — doit regarder attentivement mes tableaux et essayer de voir en eux ce que je suis et ce que je veux faire ».

Gustav Klimt, Johanna Staude 1917-1918 © Wikimedia Commons

Gustav Klimt, Johanna Staude 1917-1918 © Wikimedia Commons

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