Meloe-proscarabaeusTout à fait au bout d’une petite route de campagne aveyronnaise se trouve une abbaye, entourée d’une végétation luxuriante. Elle est comme accrochée dans cette gorge forestière où coule une jolie rivière. Coincé entre la forêt pentue et cette abbaye, démarre un petit sentier. Celui-ci traverse quelques prairies paisibles, loin du brouhaha des villes. Nous sommes au mois de mai, les fleurs sont au rendez-vous ; les papillons et les abeilles aussi. Et c’est là, au cœur de ce tableau paradisiaque qu’évolue avec difficulté un étrange insecte noir aux reflets bleus et aux ailes ridiculement petites.

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Pataud et indolent, traînant son impressionnant abdomen à travers les herbes, il attirerait presque la sympathie des quelques randonneurs qui se sont arrêtés pour l’observer et le photographier. Et pourtant, le Meloe cache un lourd secret, aussi lourd que son abdomen… un crime perpétré de génération en génération… un crime pourtant indispensable à sa survie, commis dès sa plus tendre enfance.

Le Meloe, mesdames et messieurs, est un coléoptère parasitoïde1 ! Et pas n’importe quel parasitoïde… car ses victimes sont de ces insectes chouchous, ces insectes tendances qui font la une des magazines des jardiniers : les abeilles solitaires2.

Lisez mon article sur les abeilles solitaires !

Humour_Meloe_2
Un cleptoparasite1 est un insecte qui se développe aux dépens des larves d’autres insectes et des provisions accumulées dans leur nid pour l’alimentation des larves.

Je vois d’ici une expression d’horreur se peindre sur vos visages. Mais, ne le condamnons pas trop vite, notre Meloe (d’ailleurs, c’est joli comme nom Méloé, non ?). La motivation du parasitoïde est simple, tout aussi simple que celle d’un prédateur affamé : la survie ! Je dirais même plus : il s’agit d’assurer la survie de son espèce (Rien que ça).

Tout cela mérite quelques explications. Déjà, qu’est-ce que c’est que ça, un parasitoïde1 ? Un parasite1 bizarroïde ? Oui, si on veut. Disons que c’est une sorte d’insecte parasite1 qui, lorsqu’il est à un stade immature (avant le stade adulte), se développe aux dépens de son hôte. L’hôte ? C’est le nom scientifique que l’on donne à la « victime » qui fournit abri et couvert bien malgré elle, conduite vers un destin funeste. Arrivé au stade adulte, le parasitoïde1 est libéré de cette malédiction :  il ne dépend plus d’aucun hôte.

L’effroyable bestiole extra-terrestre qui hante chaque épisode d’Alien n’a donc finalement rien d’extra-ordinaire, c’est un superbe exemple de parasitoïde dont l’hôte préféré serait humain…

Accouplement
En général, les femelles Meloe sont plus grandes, l’abdomen plus volumineux et leurs antennes sont élargies au milieu. Les mâles sont reconnaissables à leurs antennes coudées vers le 6e et le 7e article.

Mais, reprenons l’histoire depuis le début pour bien comprendre :

Papa et Maman Meloe, beaux et fringants, se rencontrent et s’accouplent un beau jour de printemps. Maman Meloe arbore ensuite un bel abdomen tout gonflé d’œufs. Elle creuse un trou dans la terre afin de pondre ses milliers d’œufs (je dis bien des milliers) et recommence l’opération à 3 ou 4 endroits et à quelques jours d’intervalle. Cette très grande quantité d’œufs est produite afin de compenser la forte mortalité des larves. En écologie, on parle d’une stratégie de type « r »3 par opposition à la stratégie de type « K »3 qui consiste à donner naissance à un petit nombre de rejetons protégés au mieux par leurs parents (ça vous rappelle quelque chose ? Oui c’est un peu notre stratégie à nous les humains).

Humour_Meloe_3

PonteUne fois les œufs éclos, en sortent de petites larves munies de petites pattes elles-mêmes munies de trois ongles. Ces larves sont appelées des triongulins4. Elles se hâtent alors de sortir de terre et de gagner le capitule5 d’une fleur, de préférence de la famille des astéracées5. Une fois enfouie au cœur d’une tête de camomille par exemple, les minuscules triongulins attendent… Mais qu’attendent-ils ? Idéalement, une abeille solitaire sur laquelle voyager bien enfoui dans le duvet de son dos. Ils descendront alors au prochain arrêt, si tout va bien, au moment de la ponte d’un œuf d’abeille dans une loge pleine de pollen et de miel.

Phoresie
Les larves primaires de Meloe se font transporter par une abeille jusqu’à son nid. Ceci n’entraîne aucun dommage physique pour l’abeille adulte. Ce type d’interaction de transport sans nuisance est appelé “phorésie”

Oui, mais ça c’est le scénario idéal. Nos triongulins4, embusqués dans une fleur, s’agrippent en fait au premier insecte venu, ne faisant pas la différence entre ses différents visiteurs. C’est pourquoi, il est bien utile d’être des milliers de frères et sœurs poursuivant le même but, afin que quelques-uns réussissent, par les implacables lois de la probabilité.

triongulin
L’aspect et le comportement singulier de la larve primaire, appelée triongulin, explique que le fameux naturaliste suédois Carl von Linné la classa comme une espèce à part : Pediculus apis, le « pou des abeilles » au XVIIIe siècle. C’est le naturaliste anglais Newport qui démontra, un siècle plus tard, qu’il s’agissait en fait du premier stade larvaire des Meloïdes.

Des chercheurs américains6, ont démontré que chez Meloe franciscanus, les triongulins4 émettent des phéromones imitant celles des femelles d’Habropoda pallida, une abeille solitaire2 de la famille des Anthophores. Ils attireraient ainsi les mâles de cette abeille afin d’en faire leur bus de voyage droit vers de véritables femelles d’Habropoda, elles-mêmes destinées à les conduire vers leurs œufs. Certaines espèces de Meloe ont donc développé des astuces de ce type pour augmenter les chances d’atteindre leur but mais ces mécanismes diffèrent probablement d’une espèce à l’autre et ne sont (pas encore) démontrés chez la plupart.

Humour_Triongulin

Erreur-de-volDonc, pour les chanceux, ou les astucieux qui atterrissent enfin sur un œuf d’abeille (ça relève quand même bien du parcours du combattant !), ces triongulins4 là commencent par se nourrir de l’œuf. Puis vient le moment de quitter ce radeau et de procéder à une première transformation afin de ne pas littéralement se noyer dans le miel autour. Sa nouvelle forme arbore une surcharge pondérale au niveau de l’abdomen de manière à flotter sereinement à la surface du miel et s’en nourrir.

Une fois les réserves accompagnant l’œuf d’abeille épuisées, la larve s’attaque aux loges voisines, c’est alors que survient une seconde transformation destinée à s’équiper d’outils puissants pour creuser et se frayer un chemin à travers les parois avoisinantes : des mandibules et ongles de compétition sont les attributs de la troisième larve ! La transformation suivante survient au printemps : la larve évolue vers ce qu’on appelle une « pseudo-nymphe7 ». C’est une phase d’immobilité et de jeûne qui ressemble fortement au stade de nymphe7 mais à la suite de laquelle l’insecte reprend à nouveau un aspect de larve. Le véritable stade nymphal7 qui surviendra à la fin de l’été ou en automne l’amènera enfin à prendre une forme adulte.

BD_Hypermetamorphose
La larve d’un Meloïde se nourrit au sein du nid d’une abeille solitaire, d’abord de l’œuf d’abeille puis des réserves de miel, et subit de nombreuses transformations.

Pfiou ! c’est compliqué tout ça. Bon, vous l’aurez sûrement remarqué, le Meloe est sujet à de nombreuses transformations au cours de son développement larvaire : on parle d’hypermétamorphose8. Pourquoi ce terme spécial ? Les insectes ne sont-ils pas tous des machines à se transformer ? Hé bien, il se trouve que ces transformations diffèrent des mues habituellement observées chez les insectes. Je m’explique.

Selon le schéma classique de développement chez les insectes, des mues successives accompagnent le développement de la larve au fur et à mesure qu’elle se nourrit et grandit jusqu’à atteindre le stade de nymphe7, immobile, opérant les dernières transformations fondamentales avant le stade adulte. Si vous voulez, c’est comme changer de vêtements régulièrement parce que l’on grandit mais on ne change pas fondamentalement de forme avant le stade adulte.

Chez le Meloe, les différentes transformations répondent à des changements de conditions extérieures et de mode de vie de la larve : elle change sa forme, ses outils, ses capacités et passe même par un stade qui ressemble à la nymphe7 avant de revenir à un aspect de larve…

On se sentirai presque intime avec le Meloe maintenant que l’on connaît toutes les crises existentielles par lesquelles il passe avant de devenir adulte. Non ?

Ne vous empressez pourtant pas de lui faire un câlin la prochaine fois que vous croiserez son chemin. Il pourrait prendre ça pour une agression. Il faut dire que nous n’avons pas exactement les mêmes « codes » avec les insectes… Et s’il vous prend pour un agresseur, préparez à vous à le voir exsuder littéralement son sang (enfin son hémolymphe9) par les articulations des pattes et le cou ! On parle d’autohémorrhée9. Le Meloe rejette une substance contenant de la cantharidine, un composé toxique aux propriétés vésicantes10 et considéré (à tort ?) comme aphrodisiaque par le passé.

Autohemorrhee
Cette sécrétion huileuse lui a valu le nom populaire d’« Oil beettle » chez les anglo-saxons. En France, le Meloe est parfois appelé “Enfle-boeuf” probablement car il est arrivé que des bovins s’intoxiquent en l’avalant par erreur…

De surcroît, Meloe proscarabaeus est protégé au sein de l’ex-région Île-de-France. Alors, on touche avec les yeux ! (Ils nous en laissent généralement largement le temps d’ailleurs…)


Définitions et références :

1Le parasitisme est une interaction entre espèces différentes dans laquelle le parasite exploite son hôte sans nécessairement conduire celui-ci à la mort. Une espèce parasite inhibe la croissance ou la reproduction de l’espèce hôte et en dépend plus ou moins directement pour son alimentation.

Les parasitoïdes sont un cas particulier de parasitisme. Les stades immatures (larve, nymphe) des insectes parasitoïdes se développent aux dépens d’autres arthropodes dont ils consomment les tissus pour leur alimentation et leur développement. Dans la grande majorité des cas, ceci conduit à la mort de l’hôte Contrairement aux stades immatures, les adultes sont en revanche libres dans le sens où leur développement et leur survie ne dépendent pas directement d’un autre organisme.

Notion encore plus précise : les Cleptoparasites désignent les insectes qui se développent aux dépens des provisions accumulées par d’autres insectes dans leur nid pour l’alimentation des larves.

2Parmi les abeilles (Hyménoptères Apoïdes), plus de 80% des espèces sont solitaires. Par opposition aux abeilles sociales, on définit les abeilles solitaires comme ne présentent pas de comportement grégaire, construisant seules leur nid, n’élèvant pas leur progéniture. Pour en savoir plus, lisez mon article « abeille solitaire cherche logement »

3Stratégie démographique r et K : il s’agit d’une théorie, élaborée par Mac Arthur et Wilson en 1967, selon laquelle on peut distinguer de manière schématique deux types de stratégie de développement des populations d’êtres vivants.

La stratégie r se caractérise par une fécondité élevée, un faible investissement des parents dans la survie de leur descendance, une forte mortalité, une durée de vie courte, une croissance rapide… En bref, l’espèce s’adapte et survit dans son environnement en misant tout sur la quantité.
La stratégie K se caractérise par une fécondité faible, un fort investissement parental dans la survie de chaque descendant, une mortalité infantile moindre, un cycle de vie long, une croissance lente, une maturité sexuelle tardive… Pour faire simple, l’espèce s’adapte et survit dans son environnement en misant tout sur la qualité.

Plus d’infos ici

4Triongulin est le nom donné au premier stade larvaire chez les Meloïdes, en référence aux trois ongles portés par les pattes. Également surnommé “pou des abeilles”, la larve reste postée dans une fleur afin de s’aggripper au dos de la première abeille venue.

5Chez les Végétaux, la famille des Astéracées se caractérise par une inflorescence en capitule. Ce que l’on prend habituellement pour une fleur est en fait ensemble de petites fleurs serrées les unes contre les autres, sans pédoncules, réunies sur un réceptacle floral élargi.

6 Saul-Gershenz, L. S., & Millar, J. G. (2006). Phoretic nest parasites use sexual deception to obtain transport to their host’s nest. Proceedings of the National Academy of Sciences, 103(38), 14039-14044.

7Nymphe : Chez une partie des insectes, dont on dit que la métamorphose est complète, le stade larvaire ne ressemble en rien au stade adulte. Le passage entre ces deux phases de la vie de l’insecte correspond à la dernière mue de la larve, la nymphe (chez les papillons on parle de chrysalide, et de pupe chez les mouches). L’aspect extérieur de la nymphe est généralement inerte, pourtant, elle cache de profonds remaniements de l’organisme : c’est le stade de métamorphose.

8Hypermétamorphose : cycle de développement qui comporte plusieurs formes larvaires et que l’on rencontre chez certains insectes parasites (coléoptères Méloïdes, Hyménoptères). Les différentes formes larvaires ne diffèrent que par leur apparence extérieure, les modifications internes ayant lieu lors de la nymphose.

9L’autohémorrhée est un saignée réflexe. C’est l’éjection de sang (on parle d’hémolymphe dans le cas des insectes) par un animal comme moyen naturel de défense. En cas de danger, le Méloïde rejette, par la bouche et les articulations des pattes, un liquide coloré riche en cantharidine toxique pour les Vertébrés.

10Vésicant : adjectif caractérisant une substance entraînant une réaction cutanée sous forme de vésicules, d’ampoules sur la peau ou sur les muqueuses.


Pour creuser le sujet :

Le Meloe en image sous toutes les coutures et sous toutes ses formes

En video dans la Minute Nature (si vous ne connaissez pas encore la bonne bouille de Julien Perrot, fondateur du magazine la Salamandre)

Un article clair et approfondi de Claire Villemant sur “Les Coléoptères Méloïdés cleptoparasites de nids d’abeilles solitaires”

Pour le fan club des récits de Jean-Henri Fabre

En mode passionné-chercheur-anglophone :

http://www.pnas.org/content/103/38/14039

https://archive.org/details/bionomicsofblist42pint